Analyses
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23/01/2025
Fonctionnement de la chaîne alimentaire en France : Tout change, rien ne change ?
À quelques encablures du salon international de l’agriculture, au milieu des récifs des négociations commerciales annuelles et des îlots législatifs promis et attendus par les agriculteurs depuis un an, un vent nouveau souffle-t-il sur la chaîne alimentaire et les relations entre opérateurs ? A priori non, et pourtant les structures de marché bougent profondément.
Tout d’abord il faut rappeler la diversité des circuits dans le poids total des dépenses alimentaires des ménages. Trop souvent ces dernières sont présentées via l’aspect réducteur de la seule consommation alimentaire à domicile, pour partie issue de la GMS (Grandes et Moyennes Surfaces), soit 13,9 % en 2023, en omettant la part de la consommation alimentaire hors foyer sous toutes ses formes, qui atteint un record de 6,6 % sur la même année. Les dépenses alimentaires des ménages français atteignent en conséquence une part de 20,5 % dans leurs dépenses totales en 2023. Un pourcentage supérieur à celui de l’an 2000, avec une composante à domicile en baisse sur le long terme et inversement une progression des dépenses hors domicile.
Le budget alimentaire confirme ainsi son importance, mais surtout il mute dans sa ventilation au gré de la “servicialisation” qui accompagne l’offre de consommation et selon les évolutions démographiques et comportementales des consommateurs. La question de la souveraineté alimentaire – l’origine, la présentation et le prix des aliments – intéresse tous les circuits de consommation et une grande pluralité d’opérateurs, au-delà de ceux habituellement cités.
Ensuite, la forte inflation induite par les aléas des marchés mondiaux et les conséquences de la guerre en Ukraine ont fait basculer les marchés alimentaires. En France elle s’est élevée à environ + 20 % pour les deux années 2022 et 2023. En conséquence la baisse de la consommation en volume, peu banale, y a été prononcée, – 3 % en 2022 puis – 3,2 % en 2023, et la tendance restera négative en 2024. Il est difficile de créer de la valeur en situation de décroissance. Une telle contraction démontre clairement l’impact du signal prix sur le comportement des consommateurs. Elle entraîne la réorganisation de l’offre au sens le plus large, dont la modification des gammes avec le renforcement des marques de distributeurs n’est qu’un exemple, et impose une prise de pouls renouvelée des acheteurs qui tienne compte des réelles motivations d’achat. La structuration du marché change.
En termes d’entreprises, s’il y a un paysage qui s’est modifié dans la chaîne alimentaire en 2023/2024, c’est bien celui de la Grande Distribution. Nous vivons la forte poussée de la grande distribution coopérative, qui regroupe des « indépendants », Leclerc, Intermarché et Coopérative U, qui à eux trois dépassent les 53 % de parts de marché, à l’encontre de la grande distribution “intégrée”, avec Carrefour qui se maintient bien, mais qui voit aussi la forte baisse d’Auchan et la chute de Casino, Lidl connaissant également une remise en question. En conséquence tout est revisité, les formats de magasins, les parts de marché par rachat d’actifs, la relation alimentaire/non alimentaire, les gammes, les politiques de prix, les relations dans la chaîne, les choix majeurs de visibilité selon les enseignes…Le secteur est en ébullition, c’est aussi la preuve de sa réactivité et de sa capacité de remise en cause et d’innovation. Et nous allons tout droit vers un renforcement de sa concentration à l’échelle française, avec des conséquences européennes.
Dès lors, les textes EGALIM changent-ils la donne puisqu’un de leurs objectifs principaux concernait l’amélioration du fonctionnement de la chaîne alimentaire et des relations entre opérateurs ? Rappelons qu’EGALIM ne concerne qu’une fraction des filières agricoles, principalement les productions animales, et ne s’applique pas au long de la chaîne à des acteurs tels que les grossistes, ou la restauration hors foyer, pour ne pas parler de l’exportation. Sont concernés les producteurs, industriels et distributeurs quand le périmètre des lois les y appelle précisément. Il faut mettre à l’actif des lois EGALIM leur constance dans la volonté de défendre une rémunération adéquate des produits agricoles, en proposant des outils idoines (contractualisation, indicateurs), condition sine qua non de l’attractivité du métier d’agriculteur et socle d’une chaîne alimentaire dont tous les maillons ultérieurs ont intérêt à maintenir la solidité. Inversement il faut mettre au passif de ces textes l’insondable complexité administrative qui en découle, nécessitant guides, manuels et conseils juridiques pour une application contrastée, et risquant de laisser ainsi au bord du chemin nombre de PME et TPE qui n’en peuvent mais devant ces rigidités, et souhaiteraient une différenciation. Actuellement, le match annuel commercial entre grands industriels et grands distributeurs a repris son cours, comme avant, sous le regard des pouvoirs publics. Une typicité française qui fait que, s’il existera bien un jour un EGALIM européen, son contenu et sa culture relationnelle ne seront pas une copie de nos imperfections.
Puisque tout change : comportement des consommateurs, dynamique économique et sociétale de la restauration hors foyer, importance prioritaire accordée au prix…au sein d’un cadre qui s’impose : impératif de compétitivité dans des marchés libéralisés, pourquoi ne pas regarder ce qui se passe à nos portes ?
Un excellent rapport du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux (CGAAER) de juin 2024[1] a comparé la situation de la France avec celle prévalant en Allemagne, Belgique, Espagne et Pays-Bas dans les relations commerciales au sein de la chaîne alimentaire. Aucun de ces pays ne connait le même niveau de tensions qu’en France. Le cas espagnol est particulièrement intéressant, fondé sur l’instauration d’un code de bonnes pratiques pour les acteurs économiques qui y trouvent un espace de discussions et de transparence, avec adhésion volontaire et publique, le renforcement des moyens d’analyse du ministère de l’Agriculture avec pilotage d’un observatoire, et enfin la capacité de sanctions fortes et publiques d’une Agence dédiée à cet effet à l’encontre des comportements préjudiciables. Une voie très différente de celle suivie en France.
“Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà” avait écrit Pascal. Moins qu’une erreur il s’agirait de savoir tirer profit de la diversité des expériences opérées ailleurs, ce serait un changement.
[1] Rapport N°24021 de juin 2024 : “Que retenir d’une analyse dans quelques pays européens (Allemagne, Belgique, Espagne et Pays-Bas) du rapport de force entre fournisseurs et distributeurs à dominante alimentaire d’un point de vue économique ?”