Numéro 259 - Être cheffe d'entreprise agricole en 2025

Jules Verne en aurait rêvé…

Dans les années 80, l’Inra et le Cemagref expérimentaient un robot cueilleur de pommes. Quelques années plus tard, le champion du monde des échecs, Garry Kasparov, se mesurait à Deep Blue, le modèle informatique conçu par des ingénieurs d’IBM. Aujourd’hui, ChatGPT, le “robot conversationnel”, fait quasiment partie de la maison.

Les chefs d’entreprises agricoles figurent parmi les professionnels les plus connectés de leur génération, depuis longtemps familiers des ordinateurs, smartphones, GPS embarqués, drones, imageries satellites et autres outils d’aide à la décision. Comme les autres secteurs économiques, l’agriculture connait sa révolution numérique, cap sur l’agriculture 4.0. La robotique, déjà bien installée dans nos élevages pour assurer l’alimentation ou la traite des vaches, arrive aujourd’hui à grand pas dans les parcelles pour semer, désherber, et bientôt récolter, et le tracteur autonome, lui, n’attend plus que le feu passe au vert pour démarrer.

Dans un monde ouvert et concurrentiel où la compétitivité est le premier critère de performance et de résilience des entreprises, l’agriculture intelligente – smart farming – basée sur l’intelligence artificielle (IA), est un atout primordial, voire indispensable, pour affronter les défis présents et à venir, tandis que le marché de l’IA en agriculture affiche une courbe de croissance exponentielle.

Pallier la pénurie de main-d’oeuvre et soulager l’agriculteur dans l’exécution de tâches répétitives, anticiper les risques sanitaires ou climatiques, optimiser l’emploi des outils de production ou de gestion, contribuer à la sécurité et à la qualité des récoltes. L’IA peut permettre de créer plus de valeur tout en réduisant les coûts et l’empreinte carbone, et conduire ainsi à un usage encore plus durable des ressources et des moyens.

De nouveaux outils grâce à l’intelligence artificielle

Cependant, cette technologie présente des limites, en particulier en termes de confiance des utilisateurs. La collecte simultanée d’une grande quantité de données, leur interprétation et l’élaboration d’une décision ou d’une prédiction, dans l’environnement complexe et changeant propre au monde du vivant, l’adaptation des modèles par “auto-apprentissage” – machine learning et deep learning – peuvent susciter des interrogations légitimes quant à la précision et la fiabilité du système. Sans parler des aspects de sécurité et confidentialité, sources potentielles de réticences, le syndrome “Big Brother”.

C’est pourquoi, Agridées, fidèle à sa vocation historique de porter le progrès en agriculture, regarde avec intérêt et vigilance ces nouveaux outils générés par l’IA, pour faire en sorte que les chefs d’entreprise agricole soient réellement les acteurs de leur avenir et non pas des figurants qui se laisseraient dominer par une technologie dont ils seraient dépendants. C’est une question de souveraineté, un enjeu géostratégique.

Charles Meaudre

Fixons un cap pour une agriculture française et européenne souveraine

En Europe, et plus particulièrement en France, nous devons tracer le chemin d’une nouvelle dynamique qui renforcera la place qui revient à toutes nos agricultures et à leurs filières. Forts de leur diversité, les secteurs agricoles, agroindustriels et agroalimentaires doivent intégrer des priorités fixées au bénéfice des citoyens, qu’ils sont en mesure de comprendre et de satisfaire.

Associant préoccupations à court terme et préparation du long terme, les choix politiques apportent aux acteurs de ces secteurs des réponses forcément très contrastées et hétérogènes. Il est toujours difficile de concilier le bien commun sur le long terme, et l’intérêt de chacun au quotidien. Il est encore plus difficile de répondre aux urgences les plus diverses de nos environnements directs quand il faut inscrire la relance productive sur le long terme, en ayant fixé un cap accepté par le plus grand nombre d’acteurs concernés, producteurs et consommateurs.

Quel cap ?

Les agriculteurs européens entendent contribuer à la construction d’un système de production à la fois compétitif et durable. Cela impose de travailler sur sa résilience. Les technologies innovantes qui permettent de nouvelles pratiques s’inscrivent déjà dans la durée et répondent le plus souvent à l’attente des producteurs. D’autres relèvent de la mise en place de nouveaux débouchés et donc de nouvelles filières ou de nouvelles collaborations territoriales.

Travailler et proposer des pistes concrètes de relance productive devient une priorité dans chaque branche d’activité. Les acteurs doivent se mobiliser et être force de propositions, quel que soit leur niveau de performance actuel. Tous les secteurs agricoles sont concernés, élevages et cultures, adeptes du local et grands exportateurs, quelles qu’en soient les spécialisations ou au contraire les diversifications choisies ou subies.

Mais la grande question reste la durée et les moyens d’accompagnement des pouvoirs publics, autant que leur reconnaissance des priorités définies par les producteurs eux-mêmes par rapport aux expériences et savoir-faire, aux territoires si divers, à la taille des exploitations, à la qualité des sols et au climat local.

Et ce sera bien en associant toutes les énergies, politiques, professionnelles, en filières et collectives que nous atteindrons le résultat attendu. La réconciliation de l’urbain et du rural, celle du producteur et du consommateur seront au rendez-vous avec le sentiment de la pérennité retrouvée et avec la construction d’une nouvelle souveraineté alimentaire.

Damien BONDUELLE

De quelles ambitions parle-t-on ?

Un projet de loi concernant la souveraineté alimentaire a été présenté le 3 avril dernier dans le prolongement du Pacte d’orientation pour le renouvellement des générations en agriculture du 15 décembre 2023 et présenté comme compatible avec les orientations européennes. Des moyens financiers importants sont mis en place pour accompagner un objectif visant à davantage de souveraineté, de formation, de recherche, et de portage de foncier, avec une rationalisation des contraintes environnementales et un accompagnement des projets d’investissements utiles pour la sécurisation des productions. Voilà sans doute un grand nombre de mesures pour promouvoir et aider notre agriculture française dans toute sa diversité, autant que la variété de ses activités et de la taille de ses exploitations.
Mais pourquoi ne pas se faire également une opinion positive de ce qui fonctionne bien et qui ne demande qu’à être développé.

De nombreux cas de réussite

Je pense aux unités d’élevage d’une taille suffisante atteignant des niveaux de rentabilité intéressants et qui investissent dans l’économie circulaire et dans la diversification énergétique. Elles se développent en créant des emplois techniques, en améliorant le bien-être animal, en diminuant leur empreinte environnementale et surtout en apportant plus de sécurité sanitaire pour les animaux et les humains.

Je pense aussi à tous ces projets réussis de vente directe, dont une part plus importante de la valeur ajoutée reste à la ferme sans impacter le pouvoir d’achat du consommateur final, et qui sont souvent aussi acteurs du tourisme.

Je pense enfin aux entreprises de grandes cultures qui investissent dans leurs moyens et facteurs de production – machinisme, capital humain et foncier – pour faire face aux fluctuations des cours par une meilleure maîtrise de leurs coûts. Ils organisent aussi la rotation de leurs cultures avec la perspective d’accompagner la nécessaire transition des pratiques.
Et je pourrais citer encore bien d’autres cas de réussite, dans le domaine de l’élevage ou des productions végétales. La diversité de nos modèles et métiers agricoles est un atout fort de notre pays.

Ce sont toutes ces entreprises qu’il faut accompagner et aider pour les rendre toujours plus performantes économiquement et alignées avec les attentes sociétales et environnementales. Leur développement ne doit pas être freiné par les normes et les procédures mais, au contraire, encouragé concrètement et dans la durée. Notre souveraineté alimentaire en sortira renforcée

Damien BONDUELLE

L’agriculture et la forêt, main dans la main, pour demain

L’agriculture et la forêt présentent des différences dans la façon d’appréhender les problèmes mais aussi de grandes similitudes dans les solutions possibles. Chacun de ces deux secteurs peut se copier ou en tout cas utiliser une approche analogue.

Dans le but de proposer des actions concrètes pour optimiser la filière bois sur le territoire métropolitain, l’association des compétences d’Agridées et du Comité des Forêts a permis de profiter des méthodes de travail de l’un, de l’expérience du réseau d’experts de
l’autre, et de faciliter l’accès à des spécialistes de plusieurs organismes de l’amont et de l’aval de la filière bois, en leur permettant de débattre sur un nouveau terrain.

Un carrefour d’enjeux
Le document « Pour une filière forêt-bois française ambitieuse, dynamique et créatrice de valeur pour tous », que publient Agridées et le Comité des forêts (voir page 15 de ce numéro), présente la vision enrichie d’un avenir possible pour la filière bois métropolitaine dans toutes ses composantes et à tous ses niveaux d’acteurs (propriétaires, prestataires divers, transformateurs finaux) ainsi qu’à certains de ceux qui partagent la forêt pour leur agrément.

Comme les chefs d’entreprise agricole, les entrepreneurs de la filière forêt bois, sont sensibles aux évolutions du climat, de la demande sociétale et des marchés. Ils doivent en outre intégrer le risque lié à l’incertitude du temps long et à l’imprévisibilité de la finalité économique sur des dizaines d’années.

Dans la filière forêt-bois française, la création de valeur à chaque maillon de la chaîne est possible. Malgré leurs objectifs parfois opposés, le défi pour tous ces acteurs est de réussir à adopter un comportement général propice à la création d’un projet collectif ambitieux, favorable au développement de la filière.

Damien BONDUELLE

Les spiritueux : un modèle de tradition et de transitions inspirant

Les spiritueux français, fleuron de l’agroalimentaire hexagonal, contribuent au rayonnement de la France. Depuis des siècles, ils symbolisent la diversité et la qualité des terroirs français à travers le monde. Qu’il s’agisse de cognac, d’armagnac, de calvados, de whisky, de rhum ou de liqueurs, les spiritueux français sont appréciés pour leur savoir-faire, leur authenticité et leurs innovations. La France est le premier producteur européen et le quatrième exportateur mondial de spiritueux avec 4,2 milliards d’euros de ventes à l’étranger en 2022 et 6 % de croissance annuelle. Le cognac représente à lui seul plus de 70 % des exportations !
S’il est vrai que certains spiritueux français peuvent renvoyer une image vieillissante avec un déficit d’image et de notoriété, notamment ceux qui sont associés à des traditions régionales ou à des consommateurs plus âgés, force est de constater de nombreuses innovations. En effet, des producteurs se lancent dans la création de nouvelles recettes, de nouveaux procédés. Les exemples abondent dans les territoires : du whisky Breton produit à base d’algue, une liqueur normande Grand Marnier déclinée en édition limitée au design original, un « Rhum Fair » équitable issu de petits producteurs de canne à sucre, une gamme réinventée de calvados plus doux et attractif pour les dégustations en cocktail.

Tradition, modernité, terroir et ouverture

Aujourd’hui, la filière s’inscrit dans une démarche affirmée de préservation de l’environnement et d’une agriculture responsable et durable. Le cognac n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette dynamique de renouveau et d’approche globale et intégrée de la filière, allant de la vigne au verre comme certains vignobles familiaux en Grande Champagne maîtrisant toutes les étapes de la production. La décarbonation représente un enjeu majeur, les démarches se multiplient : des panneaux solaires sur les distilleries de whisky, des projets de méthanisation pour transformer les déchets. Enfin, soulignons les initiatives de la Fédération française des spiritueux pour accompagner la filière dans la transition énergétique et le Pacte national sur les emballages plastiques.
C’est justement cette alliance entre le vivant, la connaissance et la société qui retient notre attention dans les missions d’Agridées en lien avec les articles de ce numéro. Les spiritueux français sont bien plus que de simples boissons alcoolisées. Ils expriment une certaine vision du monde, alliant ainsi tradition et modernité, terroir et ouverture, responsabilité et liberté, incarnant assurément les valeurs soutenues de notre think tank.

Véronique CHAUVEAU-AUSSOURD

Prendre l’initiative

Dans les années 1960 et 1970, l’agriculture a connu des innovations majeures avec les semences hybrides, les nouvelles formes d’application d’engrais, la génétique animale ou encore de nouvelles matières actives efficaces pour la protection des plantes.

Tous les efforts de la recherche et du conseil aux agriculteurs allaient dans ce sens et la performance était au rendez-vous. La mécanisation continuait de s’améliorer et l’adaptation des comportements était récompensée par une augmentation du niveau de vie des agriculteurs, l’un des objectifs initiaux et inchangés de la politique agricole commune.

Mais à partir des années 1980 un changement s’est amorcé. L’innovation est arrivée dans le viseur, confrontée à un argumentaire créateur de doute. L’acceptation sociétale a pris le pas sur la performance, au risque de supprimer ou réduire certaines cultures et certains élevages.

Associer aptitude, comportement et opportunités

Concernant la protection des sols et un retour progressif de leur teneur en matière organique satisfaisante, l’évolution des pratiques culturales est en cours en France et en Europe. De l’expérimentation jusqu’à la pratique, chez de plus en plus d’acteurs, les exemples de prise de risque ne manquent pas, les uns optant pour le bio, d’autres pour l’agriculture de conservation des sols et adaptant leurs pratiques de culture en supprimant au maximum le recours au labour.

De même, au-delà des règles définissant la baisse régulière des IFT (Indicateurs de Fréquence de Traitements phytosanitaires), chacun garde pour objectif de réduire l’utilisation de matières actives. Mais la performance passée n’est pas toujours au rendez-vous, on constate parfois une stagnation, voire une baisse des rendements. On pense à un manque de maturité de ces nouvelles pratiques, d’un besoin d’adaptation des acteurs eux-mêmes, d’une nécessaire évolution des sols qui ne peut se faire que sur un temps long, de technologies numériques qui tardent à se mettre au point…

Aujourd’hui, les entreprises agricoles doivent saisir l’opportunité d’une période de cours bien orientés. Pour ceux qui sont dans ce cas, il faut profiter de ces bons résultats économiques pour expérimenter les essais au champ de nouvelles pratiques, la mise en place de nouveaux assolements, la création d’infrastructures agro-écologiques ou les dernières technologies numériques de précision, individuellement ou dans le cadre de solutions plus collectives.
Aux chefs d’entreprises dès lors de réussir à associer aptitude, comportement, et capacité à saisir les opportunités qui dessineront notre avenir.

Damien BONDUELLEPrésident d’Agridées